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2001 : Frédéric Bouglé, Contre-architecture utopique, préface d’Alice Laguarda, Parpaings, numéro 24, p.20-21
BP 297 - 9, rue Edouard Branly, 18006 Bourges cedex
Les propositions de TTrioreau s’inscrivent dans une réflexion liée à la nature du réseau urbain. Leurs installations agissent sur la structure même de l’espace construit et produisent des déplacements qui perturbent notre perception. Elles désignent de façon politique le caractère normatif de l’architecture, la soumission des villes aux lois du marché. Son travail se concentre sur un examen des intervalles urbains, des articulations entre intériorité et extériorité, espaces privés et espaces publics, ou encore, entre art et architecture. Sensibles à l’histoire des utopies urbaines et sociales, TTrioreau crée « in situ » et principalement hors des lieux d’exposition.
Alice Laguarda, philosophe et architecte, éditions Jean-Michel Place
Contre-architecture utopique
« Les expositions d’art auront à l’avenir pour mission de montrer la peinture et la sculpture dans le contexte de l’architecture, de redonner vie au sens initial des arts plastiques qui est d’avoir une fonction dans la construction ».
Réponse au questionnaire de l’Arbeitsraf für Kunst, Walter Gropius
L’architecture, dans son idéal, est une tentative d’expliquer la société par sa construction même, c’est l’ultime forme qui pousse tous les arts à s’affirmer aux yeux de tous. Elle place l’humanité au centre de son logis où s’abrite ses convictions et ses motivations premières. L’architecture représente la première des grandes utopies sociales : elle déplace le sujet sur le giron de sa communauté. Toute maison est une topo-utopie, une île posée sur l’erg du monde, comme le furent en leurs temps la cité et le temple. Maison communautaire ou non, c’est la première des utopies réussies ou ratées. C’est un refuge et c’est un centre : un lieu d’abandon, de réflexion, de mémoire, de retranchement actif qui va s’associer à l’enfance, à la famille, au groupe… Sa construction, son orientation, ses matériaux, valident l’histoire culturelle d’un peuple, d’un pays, d’une époque .
L’histoire jeune de protaTTrioreau commence en 1995 lorsque deux tourangeaux passionnés d’architecture, Vincent Protat et Hervé Trioreau, se retrouvent dans un hangar voué à la destruction où ils élaborent ensemble leurs premières réflexions et expérimentations sur l’architecture urbaine et son rapport aux arts plastiques. De l’aventure architecturale à l’aventure du voyage, les voilà déjà partis vérifier leurs concepts en examinant des appartements proliférant dans une grande métropole asiatique en mutation accélérée. Observant les gens qui y vivent, constatant l’organisation architecturale et spatiale des bidon-villes et la construction spontanée justifiée par la paupérisation, ainsi qu’ils l’ont entrepris à Hong-kong, ils en reviennent pour s’investir et l’appliquer dans le décalage de leur région. C’est à Tours, dans une maison abandonnée près du Centre de Création Contemporaine, qu’ils montent un projet en apparence burlesque permettant aux visiteurs de découper chirurgicalement le corps du bâtiment au scalpel visuel. L'intervalle, le passage, l’hybridation, le métissage, la prothèse architecturale, la géopolitique, l’interface sont autant de données qui fondent l’analyse entreprise dans leurs recherches : une architecture modulaire qui procède par agrégats, raccordements, entassements, juxtapositions et qui trouvent ses applications artistiques dans une dimension humaine.
Contre-architecture mobile / contre-architecture labile
Pour les futuristes italiens et russes, que ce soit Marinetti, Lioubov Popova ou Alexandre Vesnine, l’architecture en aucun cas ne devait être statique ou rigide, mais se devait, au contraire, d’être constamment en mouvement comme l’eau de la mer, mouvements de la machine reprenant la gestuelle moderne, ou encore composée de matériaux vaporeux ou nuageux. L’immense structure transparente de Tatline pour le siège de la Troisième Internationale de 1919, dont la maquette fut promenée dans toutes les rues, était composée d’une spirale d’acier sur un axe asymétrique, des corps de verre à révolution interne, et munie d’un système de projection de textes dans le ciel par temps couvert, un projet qui marque encore des artistes contemporains ainsi que Michel Aubry l’a récemment démontré au Centre d’art contemporain de Vassivière en Limousin. En 1919 encore, l'expressionniste Bruno Tant sort un portfolio intitulé Architecture alpine dans lequel il imagine un monumental ensemble de cathédrales de verre resplendissant au milieu de chaînes de montagne, tandis que l’architecte russe Georges Kroutikov dessine lui, en 1928, un bâtiment flottant dans l’espace. Aujourd’hui, et pour aller hâtivement, l’artiste polonais contemporain Krzysztof Wodiczko, connu pour ses « projections publiques », dénonce pour sa part « la principale occupation du monument » qui se doit de rester immobile, d’être enraciné en permanence dans le sol et s’abstenir de tout mouvement visible, afin d’annexer par là même son idéologie sur le temps et le territoire. L’architecture valide ou dénonce donc aussi une forme de stratégie, une stratégie dans ce cas qui n’est pas nouvelle quand, pour reprendre la fameuse phrase de Mirabeau prononcée aux députés des communes : « il leur suffit de rester immobiles pour se rendre formidables à leurs ennemis ».
Un dispositif faisant irruption aux flux de circulation : l’obstruction comme invitation
La Box , à Bourges, est un lieu d’exposition juxtaposant l’Ecole nationale des beaux-arts de la Ville. C’est un lieu de dimension modeste, séparé en deux salles inégales en surface : la première ayant une entrée sous un porche et la seconde percée de trois porte-fenêtres vitrées (1500 mm x 3800 mm chacune) donnant sur une rue extérieure. Le binôme protaTTrioreau est intervenu, dans le cadre de leur résidence, du 25 janvier au 2 mars 2001, et a pris connaissance du lieu et de son environnement. Sachant l’analyser, ils ont investi l’espace dans le but d’en faire une architecture en rupture, sculpturale et spatiale, dialogique, fixe et labile, ouverte et fermée, mouvante et agissante à la fois sur elle-même et sur le monde extérieur. A cet effet, les baies vitrées ont été déposées, les passages, ainsi ouverts, permettant alors aux passants de pénétrer l’architecture à condition de lever le pied, et de parcourir la salle dans sa largeur sur un parcours obligé, guidé par des cloisons vitrées. Les espaces de la galerie et de l’œuvre se font le piège d’un processus bifide et composé où les statuts basculent dans un rapport physique et visuel. Le piéton, entre inclusion et exclusion, dans ce double mouvement, se fait par là même autant visiteur que sujet à voir, et qui troque sa position de sujet regardant de son aquarium et de sujet regardé par derrière la vitrine, la première salle demeurant ouverte au public où était présentée une maquette du projet. L’entrée par le porche offrait ainsi un point de perspective unique entre le « modello » et son extension visible, tandis qu’au centre des ouvertures extérieures, un dispositif coulissant présentait un double cibachrome sur caisson lumineux de dimension humaine (2500 mm x 1650 mm). Il représentait un immeuble année cinquante de treize étages au chiffre interdit : une tour emblématique / ithyphallique, symbole de la reconstruction hâtive mais qui figure et déplace au mieux le passé architectural de la Ville de Bourges et le terrain social de proximité.
Contre-architecture érotique
« Le public ne tient compte que d’une chose, affirmait Donald Judd, il faut que l’art qu’il voit ressemble aux reproductions qu’il peut voir dans les livres d’art » . En reprenant l’outillage publicitaire, protaTTrioreau s’approprient le langage artistique le plus répandu et le plus lisible, un langage intermédiaire entre l’art contemporain et le public qui vient ici se caler de force avec le déplacement du caisson lumineux sur le trottoir. Un caisson qui apostrophe inopinément le passant au coin de la rue ainsi qu’un visage charmant, mais non innocent. Ce dispositif fait irruption sur l’extérieur, dévie la dynamique urbaine, le flux piétonniers et la circulation des véhicules motorisés. Il occasionne, par obstruction, un effet de signalisation efficace. Il réitère ses invitations. Véritable machine dynamique/ergonomique, et qui n’en demeure pas moins pure architecture expérimentale, espace de décloisonnement utopique, laboratoire architectural. C’est encore dans les gestuelles répétées et gainées de verre, dans l’aller-retour du visiteur, dans le va-et-vient du caisson lumineux qui se loge et se déloge de son corps de bâtiment, que le dispositif se décharge de son poids de gravité conceptuel et se charge d’une dynamique érotique réelle.
La réalité sert de modèle à la réalisation d’une contre-fiction
Le modèle de la société se fait dans l’architecture, et la société n’est qu’une histoire en transformation. L’altération actuelle, par la globalisation, par la mondialisation, par la normalisation est si rapide et si violente, si engageante et si moralisante, autant pour les pays entraînants que pour les pays entraînés, qu’elle encourage par ces frictions irritantes des modèles de résistance et de contre-société. C’est dans « la mécanique effrénée des passions » chère à Fourier que se construisent naturellement les réflexions isolées qui se font en marge des cadres en question. Les problématiques soulevées par protaTTrioreau montrent qu’il s’agit moins de résoudre que de trouver à quoi ressemblent les solutions sur un terrain aussi mouvant, elles déterminent par des expériences mesurées la naissance balbutiante et jouissante d’une offensive artistique dans l’enceinte privée de l’architecture publique. C’est en combinant les déplacements et les agissements de l’individu moderne, dans les flux d’une cité, que se reconstruisent les passerelles tombées entre les îlots de création. Si l’utopie est une fiction sociale qui se veut le modèle de la réalité, c’est ici la réalité qui sert de modèle à la réalisation d’une contre-fiction.
Frédéric Bouglé, directeur du centre d’art, Le Creux de l’Enfer, Thiers, France
protaTTrioreau
« … protaTTrioreau se concentrent sur l’analyse des structures du tissu urbain. Leurs interventions dans l’état des choses en architecture sont souvent très radicales et contraires aux idées établies sur le rôle et le sens du domaine de construction. Dans leur système des transformations, le dedans et le dehors ne représentent que deux notions relatives, ainsi que le rapport entre le tout et le détail, entre l’espace réel et l’espace imaginaire. Là où l’on construit, on démolit également ; la ville et les bâtiments sont des variables soumises à la logique du marché. Les édifices perdent leurs caractère prestigieux de création architecturale pour devenir juste une bonne occasion pour l’investissement du capital qui, au moment où il ne rapportera plus, se déplacera ailleurs en laissant ces maisons se dégrader. Seuls les documents et les maquettes résistent à ces manipulations du marché… ».