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2006 : Frédéric Emprou, Eclats de ville, 303, numéro 90
Éclats de ville
Et si le monde était constitué de prismes à dénouer, à décrisper, à faire pivoter ? Et ce, pour y retrouver la surface miroitante, un réel vif et coupant ? Composée de Marie-Laure Viale et de Jacques Rivet, l’association Entre-deux s’intéresse depuis bientôt dix ans à la place de l’art public dans la ville, à sa production et à sa médiation. Après avoir reçu Bruno Peinado, Pierre Joseph, Pierre Huygue et dernièrement Bruno Serralongue, Entre-deux invitait donc TTrioreau, durant ce mois de décembre, à développer un projet. Ayant pour titre PRYSM, l’œuvre de TTrioreau, réalisée pendant sa résidence l’été dernier à l’Ecole régionale des beaux-arts de Nantes et au Frac des Pays de la Loire, s’articulait sur un double dispositif dans deux espaces nantais différents.
Les propositions de TTrioreau prennent comme support l’architecture, elles mettent notamment à l’œuvre l’entité construite et ne cessent de questionner le territoire urbain. Procédant par repérages préalables, à l’aide de cartes et de parcours, l’artiste remarqua un axe particulier entre la Maison Radieuse à Rezé-lès-Nantes, conçue dans les années 50 par Le Corbusier, et les habitats du quartier nantais des Dervallières, avec le temps devenu un succédané de la première. Cette ligne muta pour TTrioreau en une trajectoire géographique, symbolique et sociale.
Le premier des espaces devait prendre place au centre de cet alignement, le terrain en friche de la Meuse, et consistait en l’installation d’un large panneau reflétant à prismes. Format cinémascope, celui-ci devait agir comme un kaléidoscope renvoyant de l’environnement aux alentours. Organiser un voyage immobile, où rien n’était figé : une séquence, son défilement et sa résonance mentale. Le terrain en instance d’aménagement urbain demeurant fermé, il est devenu par le geste de l’artiste, une fiction. Une utopie matérialisée par une « table d’orientation » en haut du square Marcel Schwob, plate-forme d’observation panoptique pour la circonstance. Surplombant le no man’s land et ayant en point de fuite la Maison Radieuse, elle suggère la possible réalisation à terme du projet.
La maquette - Maison Radieuse « réfléchissante » - présentée dans les locaux d’Entre-deux aux Dervallières représentait le contrepoint, le pendant giratoire à la construction de Le Corbusier. Sur le modèle cinématographique d’un travelling continuel en trois temps, elle dressait les contours toujours mouvants d’une ville, un screen city. « L’œil, ce n’est pas la caméra, c’est l’écran », disait Deleuze. Repeupler un paysage, non pas l’occuper mais le faire tourner à une vitesse régulière avec ses suspensions. Faire ressentir le transit d’un espace. Une trouée, une béance, une zone toute passagère.
Une re-version des formes, une réplique. L’image d’une architecture qui glissait silencieusement et jamais ne se brisait. Ce n’était pas la maquette qui bougeait, c’était tout le reste, avec tout le reste. Cet interstice dans lequel le monde s’interposait. Les œuvres de TTrioreau sont souvent l’endroit des basculements, renversements que l’on translate, de la même manière que l’on change les perspectives. Celles-ci développent régulièrement un jeu sur les rapports extérieur/intérieur, elles tiennent de la transformation, du processus. Ses pièces sont comme des incursions, créant momentanément une perturbation intempestive, une interférence dans l’ordre des choses. La maquette était l’endroit qui résistait et restait effectif pour l’artiste, elle s’actualisait sans cesse.
PRYSM dispensait un transit dans l’espace, sollicitant les traces, les survivances et les devenirs. Mélancolique et neutre, poétique et politique, fractale, elle interrogeait un futur, une histoire, un passé : faire ricocher le regard et sa rotation. Le mouvement à l’intérieur duquel nous nous trouvions, notre façon de nous déplacer, notre mémoire rétinienne. Un segment du temps qui passe et qui faisait reverb. « Entrer marcher pendant que les autres dorment / Voir les couleurs, voir les formes / Les villes sont des villes bordées de nuit […] allumez l’écran merveilleux / Quand le jour s’achève […] découper le monde à coups de rasoir … »
Frédéric Emprou