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2004 : Emmanuel Decouard, Logique disloquée et utopie, Art Présence, numéro 52, octobre-novembre-décembre
TTrioreau
logique disloquée et utopie
C’est la ville qui fournit ses contenus aux travaux de TTrioreau. Soit un espace, un réseau urbain : quelles sont les forces en présence, quels principes régissent les assignations, les territorialisations ? Pour TTrioreau, la ville n’est pas une structure figée mais bien au contraire le théâtre d’intensités dont les résolutions ne sont jamais jouées à l’avance. Il y a, bien sûr, comme une fixation, un arrêt sur image qui gèle la ville dans une figure donnée et apprêtée. Cet arrêt, on le nommera politique au sens de la mise en présence de différents acteurs qui organisent les flux (les élus, le marché, la population et les interactions qui se tissent entre eux). L’image figée de la ville est un moment d’équilibre entre ces éléments. Ce point d’équilibre, malgré la solennité de certaines architectures, n’est pas immuable, et c’est précisément cela qu’entend montrer TTrioreau. Le possible de la ville, ses devenirs multiples, sont en quelque sorte cristallisés dans les pièces de l’artiste par des processus de brouillage, d’hybridation et de déterritorialisation de certains éléments du tissu urbain. Il s’agit donc, pour TTrioreau, de « faire dire » à ses installations quelque chose sur le réseau urbain, un « dire » déjà présent dans la configuration de la ville et que l’œuvre d’art, par les déplacements qu’elle opère, est en mesure de mettre à jour, de déceler.
A partir de ces prémisses, notre question sera de cerner comment s’organise ce discours ou, pour le dire plus précisément, comment se distribuent les rôles entre l’objet esthétique, son contenu et les propositions constituées par leur conjonction. Certaines des œuvres récentes de TTrioreau, de par la concrétion des motifs et des thèmes propres à l’artiste qu’elles réalisent, nous ouvrent la possibilité d’une réflexion.
A l’origine, il y a Bourges et une installation réalisée à La Box en 2001 : TTrioreau avait alors totalement réinvesti et ré-agencé le lieu d’exposition. Ce qui était les deux vitrines de la galerie avait été transformé en entrées propulsant le spectateur au sein d’un réseau complexe qui le mettait à proximité, sans en lui garantir l’accès, d’un caisson lumineux sur lequel s’intégraient deux photographies duratransâ représentant un immeuble de la zone péri-urbaine de Bourges, immeuble de logements sociaux désaffecté et promis à une future destruction. Le caisson lumineux, monté sur rails, se déplaçait à son tour et, au travers de la troisième ouverture de la galerie, opérait une translation pour venir quasiment obstruer la rue et gêner la déambulation des passants et le passage des voitures.
2004, Fontenay-Le-Comte : la photographie de l’immeuble est toujours là. Elle est maintenant enchâssée dans une massive structure en inox-miroir évoquant une sucette publicitaire. L’arrière de cette structure est maintenant écorché et laisse voir les rangées de néons qui illuminent la photographie. Place laissée comme vide, le flux lumineux est orienté vers une baie vitrée qui elle-même donne sur la voie publique. De Bourges à Fontenay-Le-Comte, la représentation a bougé : alors que l’image de l’immeuble se déplaçait littéralement dans la rue, ce n’est maintenant que son creux en tant que source lumineuse qui est montré. Pourtant, complétant la première, une autre structure, en inox-miroir elle aussi, vient refléter l’image. Même si l’on se tient à l’extérieur de l’installation, on pourra donc surprendre, en un singulier processus fragmenté, l’image-miroir de l’immeuble. A cette seconde structure revient également une autre fonction : éclairer une « table basse » en inox brossé dans laquelle est intégré un catalogue-prototype , une maquette qui fait signe vers l’exposition de Bourges.
Architecture et urbanisme sont bien convoqués ici, tout comme un certain brouillage des catégories propres à ces champs : qu’est-ce qui perdure et qu’est-ce qui disparaît ? Quelles places recueillent les notions de fixité, de mobilité et de disparition ? Quel est l’intérieur de l’œuvre et quel est son dehors ? Il y a aussi la volonté de TTrioreau de se frotter concrètement au lieu de l’exposition, c’est-à-dire d’utiliser l’espace et ses potentialités comme parties intégrantes de l’œuvre et non pas simplement montrer une pièce dans un environnement neutre (on notera que les titres des œuvres de TTrioreau se confondent avec l’adresse du lieu où elles sont à voir). La question politique et sociale est également présente avec la représentation d’un édifice typique d’une cité défavorisée au cœur de l’hyper-centre (bourgeois) des deux villes (et ce, sous un mode évoquant la publicité : le néon comme réclame).
Les travaux de TTrioreau peuvent donc être envisagés sous un régime d’oppositions multiples dont les couples dehors-dedans, temporaire-permanent et centre-périphérie forment une base significative. Or, cette dynamique oppositionnelle, que nous dit-elle sur l’œuvre d’art ? Ou, plus exactement, comment s’articulent ces oppositions qui proviennent d’une part de la lecture première de l’œuvre et, d’autre part, de la logique interne des pièces ? L’enjeu, ici, est de pouvoir lier conceptuellement le matériau extrait du réel concret et le matériau formel de l’œuvre.
Il y a, premièrement, cet immeuble de la banlieue de Bourges qui réapparaît à ces trois moments distincts que forment les deux installations et, entre les deux, le futur catalogue. A chaque occurrence son mode de représentation a été modifié (caisson lumineux sur rails, impressions sur catalogue et image fixée sur une structure immobile). Par ailleurs, ce vers quoi fait signe cet immeuble, c’est sa propre destruction. Son image, c’est le dernier souffle avant l’éradication. Traversée par des notions oppositionnelles, la permanence du motif de l’immeuble entraîne le travail de TTrioreau sous un régime dialectique. Mais que vient exactement réunir ce régime dialectique ? Autrement dit, la réalité concrète est-elle relevée dans l’œuvre qui elle-même, parcourant les trois moments de sa manifestation, se recueillerait dans un sens élargi ?
La logique même des pièces de TTrioreau tout comme la circulation entre les trois moments de leur monstration interdisent d’apporter une réponse frontale à ces questions. Dans cette optique, c’est le projet-catalogue lui-même, intercalé entre les deux manifestations concrètes du travail de TTrioreau qui recueille un rôle majeur. En effet, ce dernier ne documente pas tant la première exposition qu’il la continue par d’autres moyens. Sa forme déjà, celle d’un parallélogramme irrégulier aux bords tombants, reprend l’allure générale du bâtiment représenté tout comme elle préfigure peut être sa chute programmée et déplace ainsi le thème de l’installation plutôt qu’elle n’en inscrit la trace. Le recours, ensuite, à une typographie dispersée et fuyante constitue, pour les textes qu’elle compose, comme autant de perspectives sur un objet qui ne se trouve donc pas circonscrit mais éclairé par différents points de vue élaborés à partir de différents lieux. En ce sens, le catalogue est un objet autonome comme le prouve son intégration, en tant que partie essentielle, à l’actuelle installation de Fontenay-Le-Comte. De plus, la caractérisation en tant que prototype du catalogue modifie irrémédiablement la circulation entre les pièces. Le lien que paraît tisser le catalogue-maquette entre les deux installations est en fait une nouvelle proposition. Du cœur même de l’œuvre qui a déjà subi une translation géographique entre différents lieux et une transformation de la modalité de la présentation, le catalogue-prototype fait signe vers une autre configuration possible. Il est en quelque sorte le refus de la fixation et constitue un trait intensif qui entraîne l’œuvre à toujours outrepasser ses propres frontières.
Si donc il semble bien y avoir une dialectique à l’œuvre dans le projet de TTrioreau (régime oppositionnel, négativité et relève), il s’agirait ici d’une dialectique qui ne se résoudrait pas dans la figure de l’identique. Une telle dynamique a déjà été pensée par Theodor W. Adorno lorsqu’il écrit : « La dialectique comme procédé signifie la contradiction inhérente à la chose et, contre cette contradiction, s’efforcer de penser en termes contradictoires. Contradiction dans la réalité, elle est la contradiction de cette dernière. […] Son mouvement n’est pas celui de l’identité dans la différence de chaque objet d’avec son concept ; elle est bien plutôt le soupçon face à l’identique. Sa logique est celle de la dislocation : dislocation de la figure apprêtée et objectivée des concepts que, tout d’abord, le sujet connaissant a immédiatement face à lui. » La question est ici de maintenir une pensée conceptuelle de type dialectique, c’est-à-dire qui puise sa dynamique au plus près du réel et de ses contradictions, tout en ne cédant pas aux figures de l’identité et de l’unité qui viendraient comme figer le flux du réel concret. Cette dialectique est à comprendre, nous dit Adorno, comme une logique de la dislocation. C’est là que se tient, à notre sens, le point de rencontre entre les travaux de TTrioreau et ce qu’a pensé Adorno sous le mode de la dialectique négative (cette rencontre est à comprendre comme une pointe, comme un trait. Ni totalement fortuite, ni radicalement arbitraire, elle ne subsume pas pour autant, elle ne circonscrit pas. Elle est bien plutôt comme une intercession, un point de vue qui découvre l’heureux moment d’une coïncidence).
« Dislocation » est la traduction de l’allemand Zerfall. Cette traduction n’est pas parfaite, elle ne correspond pas point à point : là où le terme allemand intègre la notion de chute (Fall), le terme français renvoie à ceux de lieu (le locus latin) et à la séparation, la différence. Et pourtant d’une langue à l’autre viennent se tisser des liens de complémentarité : la dislocation française peut également devenir une chute, celle d’un empire par exemple, et le Zerfall allemand peut aussi être une désagrégation, c’est-à-dire une séparation de parties localisées. Cette rencontre que nous évoquions en devient concrète : l’immeuble qui traverse les trois moments du projet de TTrioreau est en état de Zerfall - il va bientôt se désagréger, il va bientôt chuter - et la logique de sa présentation suit celle de la dislocation : une partie de la périphérie de Bourges est violemment déplacée et extraite de sa place normale. Mais, plus encore que son motif, c’est l’œuvre elle-même, de par sa dynamique propre, qui se tient tout entière sous le mode de la dislocation. Elle disloque le lieu de son exposition, non seulement dans un sens temporel et géographique, mais aussi dans un sens très concret : elle ouvre, elle écorche littéralement les bâtiments qu’elle investit.
Ainsi se trouvent « liés » les divers éléments du travail de TTrioreau : la destruction comme cœur négatif de la représentation, la reprise en différents lieux et sous différentes formes des motifs et la coexistence de contradictions, voire l’impossible simultanéité de différents traits. Il y a là un souci du réel et de sa manifestation sous une forme violente et contradictoire en même temps que la volonté de ne pas renoncer à penser ce dernier sous un mode lui-même contradictoire et oppositionnel. Les travaux de TTrioreau, bien sûr, ne peuvent être simplement reconduits à une philosophie préexistante, en l’occurrence celle de la dialectique négative. Néanmoins, le soupçon de l’identique tout comme la logique de la dislocation et son orientation sur l’immédiatement réel sont autant d’éléments qui permettent d’entrevoir l’œuvre d’art sous un jour des plus féconds. Dans cette optique, les juxtapositions, les déplacements et les oppositions qui traversent les pièces de TTrioreau ne se reconduisent pas à une unité illusoire mais s’organisent en une constellation. A partir de là émerge la notion du possible, dans la pensée comme dans l’art.
Notre question initiale était d’éclairer le flux composé par les pièces de TTrioreau et leur contenu, le tissu urbain. Autrement dit, il s’agissait de préciser la relation existante entre un objet esthétique et une réalité concrète. Or, cette logique de la dislocation entrevue dans les travaux de TTrioreau fait maintenant signe vers la notion d’utopie. En effet, si les moments oppositionnels de l’œuvre ne peuvent être lus sous l’angle d’un régime dialectique visant la figure de l’identique et une résolution ultime, il n’en reste pas moins qu’une articulation entre le réel, sa pensée et le possible reste éminemment de mise. Cette articulation est envisagée par Adorno de la manière suivante : « La connaissance qui veut le contenu veut l’utopie. Celle-ci, la conscience de la possibilité, s’attache au concret en tant que non-défiguré. C’est le possible, jamais l’immédiatement réel, qui fait obstacle à l’utopie ; c’est pourquoi le possible, au sein de l’existant apparaît comme abstrait. » Tout l’enjeu, ici, est de vouloir le possible à partir même de l’immédiatement réel. Comprise ainsi, l’utopie n’est pas ce lieu qui n’existe nulle part, elle ne constitue pas une sortie abstraite du réel, mais elle est bien plutôt, comme le dit Adorno, la « conscience du possible ». Or, n’est-ce pas justement à cette conscience du possible, à cette utopie que nous convient les travaux de TTrioreau. En effet, en disloquant le réel (en l’occurrence l’espace urbain), il nous semble que TTrioreau nous donne accès au concret en tant que « non-défiguré », un concret certes tendu par les oppositions et les séparations, mais un concret qui, en revanche, n’est plus recouvert par une figure apprêtée de la représentation. Les œuvres de TTrioreau ne sont pas la dénégation des forces contradictoires qui constituent le réel, mais elles constituent au contraire un écart, un interstice à partir desquels peut émerger le possible.
C’est là ce qui nous apparaît comme un point capital dans le travail de TTrioreau : les œuvres de l’artiste ne consistent pas, en partant du réel donné de l’espace urbain, à tendre un miroir à ce dernier et à provoquer ainsi une opposition simple comprise sous le régime d’une critique sociale élémentaire. Il nous semble bien plutôt qu’il s’agit d’une expérience : l’œuvre d’art, en décelant un immédiatement réel non défiguré, entraîne le spectateur dans cet écart, cette fissure où l’utopie finit par trouver son lieu.
Pure expérience du spectateur qui se tient au centre de l’installation de Fontenay-Le-Comte et qui, plongé dans la double réflexion de la structure métallique, est amené à sentir cette dislocation à partir de laquelle advient, non pas la figure de l’identique, mais bien plutôt celle du possible sous l’angle du devenir.
Emmanuel Decouard
Art Présence, n°52, octobre-novembre-décembre 2004.
Notes
BP 297 - 9, RUE EDOUARD BRANLY, 18006 BOURGES CEDEX.
La Box, « un lieu pour l’art contemporain », Ecole nationale supérieure d’art de Bourges, exposition réalisée avec la collaboration du ministère de la Culture et de la Communication, de la direction régionale des Affaires culturelles, du Conseil régional du Centre, du centre d'Etudes et de Développement culturel de la Ville de Bourges et de l'Ecole nationale supérieure d’art de Bourges, avec le concours de la Miroiterie du Berry, de Saint Gobain Glass France, de Sipa labo et de l'Agence Nord de l'Office Public d'HLM de la Ville de Bourges et avec la participation pour la production de l'Agence d'Artistes du Centre de Création Contemporaine de Tours.
2, RUE GASTON GUILLEMET, 85200 FONTENAY-LE-COMTE. Exposition du 10 juillet au 15 octobre 2004 au sein du « Parcours Contemporain », projet réalisé en collaboration avec Yvon Nouzille, avec le concours de la Ville de Fontenay-Le-Comte et avec la participation pour la production de l’entreprise Liaume SA.
BP 297 - 9, RUE EDOUARD BRANLY, 18006 BOURGES CEDEX., textes de Frédéric Bouglé, Emmanuel Decouard, Jérôme Duvigneau, Alice Laguarda, Renaud Rémond, Christian Ruby, conception éditoriale et graphisme de Daniel Périer, éditions HYX, avec le concours de La Box, Ecole nationale supérieure d’art de Bourges, DRAC Centre.
Theodor W. Adorno, Negative Dialektik, Gesammelte Schriften, Band 6, Suhrkamp, Frankfurt am Main, 2003, p.148.
Theodor W. Adorno, ibid, p.66.
Emmanuel Decouard a une double formation en philosophie et sciences politiques ; il est installé depuis 1998 en Allemagne où il s’est spécialisé dans la Théorie critique.
sur l’origine de la maison : de son orientation à sa topo-utopie (extrait du texte sur l’installation de Antoni Muntadas présenté au FRAC Basse-Normandie : Home, Where is home? Mais on est chez soi. par Frédéric Bouglé, Art Présence, numéro 32, 2000).
35, rue Marcel Tribut, 37000 Tours. en collaboration avec le Centre de Création Contemporaine pour l’exposition Bruitsecrets, la DRAC Centre, l’Ecole supérieure des beaux-arts de Tours et l’entreprise Appydro hydraulique (texte de Renaud Rémond, Art Présence, numéro 28, 1998).
exposition réalisée à La Box, un lieu pour l’art contemporain, BP. 297 – 9, rue Edouard Branly, 18006 Bourges cedex, avec la collaboration du Ministère de la Culture et de la Communication, de la Direction Régionale des affaires Culturelles, du Conseil Régional du Centre, du Centre d’Etudes et de Développement Culturel de la Ville de Bourges et de l’Ecole nationale des beaux-arts de la Ville de Bourges, avec le concours de la Miroiterie du Berry, de Saint Gobain Glass France, de Photo 80, de Sipa labo et de l’Agence Nord de l’Office Public d’HLM de la Ville de Bourges et avec la participation pour la production de l’Agence d’Artistes du Centre de Création Contemporaine de Tours.
in Art en théorie 1900-1990 par Charles Harrison et Paul Wood, éditions Hazan.
Emmanuel Decouard est philosophe, spécialiste de la Théorie Critique.