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2005 : Alice Laguarda, Du monument au document, La Revue d’Esthétique, numéro 46, éditions Jean-Michel Place - (non paru)
Du monument au document
Comment qualifier l’espace urbain à l’heure du junkspace et de la ville générique de Rem Koolhaas, ou encore des expériences de l’« art contextuel » ? La ville n’est-elle que le produit d’une série de phénomènes chaotiques, soumise à une flexibilité, une mobilité permanentes, sans fondation possible ? Quel statut a l’espace public ?
L’espace de la ville apparaît en effet comme un palimpseste d’objets autonomes qui entretiennent avec le territoire des relations éphémères et dont les usages et les fonctions changent.
S’il n’y a plus de fondations, si l’espace privé ne cesse d’envahir l’espace public, si le consensus n’est plus possible, que serait un monument contemporain dans l’espace urbain ? De quelles valeurs serait-il le véhicule ?
Pourrait-il nous aider à penser la fondation à nouveau, autrement ?
L’usure de l’espace public
L’envahissement par la technique
Les villes actuelles sont peuplées des restes de la révolution industrielle du XIXe siècle. Il faut s’arrêter un moment sur cette naissance, lorsque les anciennes formes de travail ont été écrasées par le travail à but économique né de l’industrialisme : le travail rémunéré, par lequel nous acquérons une identité sociale, une place dans le système social et économique. Le travail est considéré comme un devoir moral, une obligation sociale. Une idéologie du travail se met en place, qui tient pour acquis que plus chacun travaille, mieux tout le monde s’en trouve, tandis que ceux qui travaillent peu ou pas portent un préjudice à la collectivité et ne méritent pas d’en être membres.
La technique apparaît dans sa forme moderne en même temps que l’avènement des sociétés industrielles capitalistes : le travail est lié à l’idée de technique, de technicité, il est spécialisé. Travailler dans le système moderne, c’est mettre en valeur sa capacité à utiliser et à savoir optimiser une technique donnée, c’est augmenter toujours plus ses compétences. La science économique régit et standardise l’ensemble des activités humaines.
Cet envahissement est une naturalisation. Technique et travail agissent en effet comme des nouvelles formes de naturalisation : asservissement de l’homme, soumission à la rationalité économique (rendement, performance, rentabilité, productivité, automatisation…). La technique apparaît comme un nouvel instrument de domination. L’homme instrumentalisant s’est substitué à l’homme pensant et agissant. Tout est moyen en vue d’une fin, tout est surenchère : « le progrès technique produit lui-même, en même temps que des méthodes qu’on n’a pas prévues, aussi les finalités d’emploi qui n’ont pas non plus été planifiées » . On ne fait plus de distinction entre les différentes formes de relations à la technique. Et ainsi s’organise cette « civilisation froide » dont les « rapports froids, fonctionnels, calculés, formalisés, font des individus vivants des étrangers au monde réifié qui est pourtant leur produit, et où une formidable inventivité technique va de pair avec le dépérissement de l’art de vivre, de la communicativité, de la spontanéité » .
L’envahissement par le privé
Le « privé » s’incarne dans la domination de la vie quotidienne, dans ce moment où l’espace public devient entièrement dévolu à ses satisfactions.
Le « privé », c’est aussi l’exaltation de l’individualité, de l’individualisme.
Des artistes ont fortement contribué à répondre à cet envahissement, en introduisant de nouveaux modes de questionnement de l’espace public : c’est l’exemple de Sylvie Blocher qui, parce qu’elle interroge sans relâche les liens entre sphère privée et sphère publique dans son travail, propose également une nouvelle définition de l’idée d’autorité. Autorité qui, elle-même, pourrait nous guider vers une nouvelle définition du monument…
10 minutes de liberté, Living pictures, 1998-2002
A l’invitation d’un enseignant d’un collège d’une banlieue du Nord de la France, l’artiste fait la proposition suivante : cinq cents personnes de l’établissement, élèves, enseignants, personnels administratifs et techniques, etc., sont invités à écrire une phrase concernant quelque chose qu’ils gardent habituellement sous silence, phrase qui sera ensuite imprimée sur un tee-shirt. Il s’agit de « tester notre propre distance face à la liberté ». Tout reste secret jusqu’à ce jour où chacun enfile son tee-shirt et se retrouve dans la cour du collège, au moment de la récréation. Puis, Sylvie Blocher propose à chacun d’être filmé, restant le temps qu’il souhaite face à la caméra, avec comme seule contrainte de mettre de l’autre côté de la caméra, fictivement, un visage ami ou ennemi. Une certaine idée de l’intime, du privé, se dégage de la proposition de l’artiste : pas le privé au sens de ce qui se réduit à la vie biologique, soumise à la reproduction des mêmes gestes (manger, se reproduire) ; pas celle d’un « moi je » qui veut tout, ici et maintenant, qui se réduit à son désir de consommation. Pas celle non plus de la conversation privée, qui tend à « instrumentaliser le dire et à annexer l’autre au nom de l’impératif communicationnel » : apparaît alors une « nouvelle communauté de parole, faite de dissemblances, de disjonctions et de ruptures dont témoignent les vacances dans le dire, les hésitations et les balbutiements des Modèles » . Un intime propre à chacun, inhabituel, demeurant parfois énigmatique aux yeux des autres. Parmi les phrases imprimées sur les tee-shirts, on peut ainsi lire : « j’aime les animaux vivants », « j’ai souvent envie d’aller ailleurs », « les plus gênés s’en vont », « la vie est un enfer », « grand-mère, je veux que tu renaisses », etc. Sylvie Blocher opère un renversement : ce qui était habituellement dissimulé, enfoui, privé, est apparu au sein d’un espace collectif, public. Chacun y exerce sur l’autre une autorité d’un nouveau genre ; pas d’ostentation, pas de violence ni d’agressivité mais une nouvelle réciprocité : « c’est cela une Living picture, un visage vivant qui se retire du champ social pour s’infiltrer dans l’art par une partie non mise à vue du Moi » . Ce questionnement sur les relations entre privé et public s’accompagne également d’une manière de considérer le champ de l’art selon une certaine conception de l’autorité (de l’artiste, de l’art, de l’œuvre d’art) : à travers l’élaboration d’un art anti-épique, anti-ostentatoire, anti-monumental, en quelque sorte.
L’envahissement par le « social »
C’est la fin de la séparation entre domaine public et domaine privé, entre les activités de la cité et les activités du commerce, du monde marchand : c’est l’envahissement de la sphère privée, initialement sphère du foyer, de la famille, par l’économie puis le transfert de cette économie aux préoccupations collectives. Dans le monde moderne, privé et public se recouvrent constamment.
C’est l’espace de la consommation, du commerce, du « shopping ». C’est la victoire du « social », ce moment où le comportement se substitue à l’action comme mode de relation primordial entre les hommes : le conformisme, le comportement social sont devenus les normes de tous les domaines de l’existence (école, travail, politique…).
Face à ces phénomènes d’envahissement de la sphère publique, la « résistance » de Jean-Pierre Raynaud apparaît comme un exemple intéressant, dans son projet de Tour aux Minguettes, à Vénissieux, au sein d’un quartier en réhabilitation (1986) : l’artiste semble vouloir y questionner la signification du monument à l’heure de la crise de la modernité. Il s’agit d’ « immoler l’une des tours restantes et désertée par ses habitants en la tapissant de 9000 mètres carrés de carreaux de céramique blanche sertis de ciment noir ; recouvrir tout, les portes, les fenêtres, les loggias ; édifier là, non pas une œuvre dont le parti pris forcément esthétique me paraissait un affront pour la population, mais livrer aux autres quelque chose qui ait à voir avec leur mémoire » . Sous la céramique, apparaît un immeuble hanté par la présence de ceux qui y ont vécu et y sont morts. L’architecture s’articule selon un balancement permanent entre présence et absence : la nouvelle tour apparaît en effet comme une réserve de significations, un objet questionnant, dont le sens est comme suspendu, entre ce qui s’est passé dans ce lieu et ce qui est à venir. De l’objet usuel (l’immeuble d’habitation), on est passé à une sorte d’objet utopique qui n’a plus d’utilité évidente, immédiate ; un monolithe blanc, silencieux, comme endormi : « le blanc est comme le symbole d’un monde où toutes les couleurs, en tant que propriétés des substances matérielles, se sont évanouies. Ce monde est si élevé au-dessus de nous qu’aucun son ne nous arrive. Il en tombe un silence qui court à l’infini comme une froide muraille, infranchissable, inébranlable. Le blanc, sur notre âme, agit comme le silence absolu » . L’expérience de l’isolement, de la finitude, joue contre les phénomènes d’esthétisation à outrance du monde contemporain. On retrouve le sens du monument, comme réserve de significations, non épuisées, contre l’envahissement du « social ». Il s’agit d’entretenir la discussion sur les valeurs et d’accepter les réponses, la pluralité des réponses. Il s’agit d’entretenir une mémoire collective qui, tout d’un coup, peut apparaître, n’est plus noyée, recouverte par le flot continu des signes du monde marchand.
Le monde commun
Monumentalité versus modernité ?
Il faudrait s’interroger en détail sur l’attrait particulier que semble exercer l’architecture monumentale pour les régimes totalitaires. C’est que la monumentalité représente tout ce contre quoi la modernité issue des Lumières s’est construite :
- La soumission à la conception holiste de l’organisation sociale : le tout est plus important que les parties ; rien n’existe en dehors de l’adhésion au tout ; l’homme acquiert son statut d’humain uniquement parce qu’il appartient à la totalité sociale ;
- La reproduction de la structure verticale, pyramidale, hiérarchique de la société, structure non contestable ;
- La constitution d’un espace soumis à la centralité, à l’ancrage, à l’enracinement : un espace magique, sacré.La monumentalité, c’est ce qui est massif, compact. C’est la mise en scène d’une unité abstraite, qui nie toute pluralité, tout débat, mais aussi toute temporalité, toute idée de finitude. C’est ce qui doit être immuable, éternel, la mise en scène d’une communauté abstraite, d’une volonté de faire corps qui se traduit par l’obsession de la grandeur et du colossal. C’est la constitution d’un espace qui se définit par une série d’excès : « à l’encontre des régimes constitutionnels qui créent l’‘espace vital de la liberté’ en aménageant, grâce aux lois positives, un espace entre les hommes (inter-esse), les régimes totalitaires, selon Hannah Arendt, ‘en écrasant les hommes les uns contre les autres’, détruisent tout espace entre eux, même celui si réduit qu’est le désert de la tyrannie. ‘Aux barrières et aux voies de communication entre les hommes individuels, elle (la terreur totale) substitue un lien de fer qui les maintient si étroitement ensemble que leur pluralité s’est comme évanouie en un Homme unique aux dimensions gigantesques’. Cercle de fer qui institue un espace plein, compact, clos, refermé sur lui-même. » .
Comment faire pour que l’espace de la modernité, traversé par des crises successives, ne soit plus un espace qui isole, divise, sépare, détruit toute possibilité de monde humain commun et d’ordre inter-humain ?
Un monument non monumental
En 1997, on inaugure à Bilbao le Guggenheim Museum, conçu par l’architecte Franck O. Gehry. L’économie de la ville de Bilbao repose sur le commerce, les mines et les chantiers navals, la crise des deux derniers secteurs ayant sinistré la région. Le bâtiment de Gehry, situé entre le fleuve Nervion et un pont routier, prend place au sein d’un espace englobant silos, bâtiments en brique, coques de navires abandonnés, lignes ferroviaires envahies par les herbes. Ici, la forme semble dépendante de la configuration chaotique du territoire. L’espace se caractérise par son étirement et son horizontalité. La diversité et l’éclatement des espaces d’expositions font songer à une jungle avec ses nœuds de circulations, des transitions, ses espaces intercalaires. Le dehors et le dedans s’enflent à la manière d’une fleur géante, une « fleur de métal » : une forme organique qui développe sa structure à partir du contexte urbain, paysager, comme une plante dont la croissance est dictée par le sol, le fleuve. L’intérieur est prolongation, propagation de la vie vers l’extérieur. La fleur évoque une substance transformante, à la manière de la fleur d’or, fleur magique dans l’alchimie médiévale (du latin flos, substance transformante et lieu de germination). L’aspect extérieur du bâtiment n’est que fragments, découpes de blocs métalliques ou en pierre, superpositions de formes tronquées, déformées, d’excroissances : l’architecture apparaît à l’intersection des forces internes et externes d’utilisation et d’espace. Comme le mur ou la limite qui sépare l’intérieur de l’extérieur, elle devient le théâtre de cet affrontement entre plusieurs forces, plusieurs tensions. Les parties du bâtiment reliées au sol sont en pierre blanche, ce sont des masses pétrifiées. S’y opposent les écailles de métal argenté des parties supérieures, situées du côté du fleuve, dans lesquelles viennent se refléter nuages et eau. Le bâtiment, par ses formes éclatées, nous révèle qu’il n’y a plus de points de vue singuliers, plus d’unité close sur elle-même : le pur dedans ne peut qu’imploser. Le Guggenheim Museum est l’expression d’un relativisme absolu. La domination de la tradition, qui instaure un processus fondé à la fois sur le principe de la stricte clôture (il tend à fermer l’humanité sur elle-même, à la couper radicalement des autres formes d’humanité) et sur le principe de l’éternel retour (il tend à imposer la répétition infinie du même genre de vie) est comme brisée, rompue.
L’architecture n’agit plus comme un refuge contre le territoire, elle vit et se développe avec lui. Le bâtiment subit des métamorphoses, il s’étire, se dissémine. Le jeu des reflets entre masses en métal et en pierre et vagues du fleuve, du ciel, flux des lumières de la ville et des circulations, fait enfin apparaître le réel dans sa multiplicité et ses brisures. L’architecture est relation, confrontation. Le projet de Franck O. Gehry nous met face à une nouvelle forme de monument : un monument critique, espace de confrontation, voire de conflit, mettant clairement en crise la tentation monumentale de l’architecture, au profit de sa capacité à défendre les valeurs d’un monde commun - et non celle d’un monde clos sur lui-même, hors temps, hors espace -, à travers une forme symbolique dont nous observons la dissémination, l’éclatement. Monument critique, conscient que les valeurs de la modernité issue des Lumières sont en crise et qu’il ne s’agit pas de les représenter idéalement, ni tragiquement.
Un dispositif autre dans l’espace public
Face aux phénomènes d’envahissement de l’espace public, l’art manifeste un grand intérêt pour l’architecture et les problématiques soulevées par son attachement traditionnel à la fonction monument. Pour TTrioreau, la disparition de la distinction entre ce qui est privé et ce qui est public doit se traduire par la critique d’un espace urbain devenu le paysage de la consommation, envahi d’infrastructures géantes qui relient les centres commerciaux aux quartiers résidentiels, d’enseignes publicitaires qui s’ordonnent en autant de séquences spatiales répétitives et dont les nouveaux monuments sont les logements individuels, qui sacralisent la sphère privée. Il s’agit d’investir les environnements habités (ce qui est commun aux hommes) et de déconstruire l’espace privé, sacralisé, de la maison ou de la demeure. La critique est notamment visible dans l’intervention BP 297 - 9 rue Edouard Branly 18006 Bourges cedex, réalisée en 2001 à la galerie de l’Ecole nationale supérieure d’art de Bourges : deux photographies fixées sur la structure d’un caisson lumineux monté sur rails représentent le plus ancien immeuble de logements sociaux construit à Bourges, faisant la jonction entre espace résidentiel et zones industrielles, également siège de l’agence d’office public d’HLM de la ville. Cet immeuble est promis à la destruction.
Le caisson se déplace à l’extérieur de la galerie, investit l’espace de la rue et crée une excroissance inattendue qui vient perturber les mouvements des piétons et des voitures. Le déplacement des signes, l’immersion de cette image dans l’espace public, hors du champ de la galerie d’exposition, est une manière de mettre en cause la fonction de l’architecture : habitat, observation et surveillance, standard ? Il faut créer des passages, des transpositions d’un espace à un autre : privilégier les interstices, les intervalles, les débordements qui répondent aux fonctions urbaines d’information (espace de la rue, événementiel) et de jeu (rencontres, hasard, mouvement). Les dispositifs de TTrioreau sont la plupart du temps démontables, et donc réactualisables dans différents lieux. Manière de remettre en cause la permanence de l’œuvre, sa fixité, au profit d’un questionnement sur la fonction du monument, sa pertinence, sa mobilité possible : désigner le caractère normatif de l’architecture, la soumission des villes aux lois du marché ; concevoir des « monuments critiques », éphémères, de l’ordre du dispositif ou de l’installation, comme nouveaux signes dans la ville, véhicules de valeurs qui résistent à l’envahissement du monde marchand.
L’usure du monument
Les deux modernités
La modernité issue des Lumières a apporté et consommé une rupture radicale avec les sociétés traditionnelles hyper hiérarchisées, figées, de type holiste. Elle l’a fait au nom de valeurs bien connues :
L’individu, la personne humaine ;
La justice, la liberté ;
L’esprit critique, comme recherche permanente de délimitations par l’exercice du jugement ;
La solidarité issue de la fraternité ;
L’action politique comme action justement, emblématique d’un espace public au sens de démocratique, d’égalité des citoyens.
Mais cette modernité paraît aujourd’hui battue en brèche, déséquilibrée par une autre modernité qui privilégie d’autres valeurs et semble les pousser à l’excès. Cette seconde modernité exalte :
L’individualisme, donc le refus de toute référence, de toute contrainte, de toute sujétion ;
Le libéralisme dans le sens du laisser faire, triomphe en particulier de la « loi du marché » ;
La dérégulation dans tous les domaines ;
Le réseau comme illusion du non-hiérarchisé, l’horizontal contre le vertical ;
L’expansion de la ville sur le modèle de la ville générique ;
Le principe du « tout se vaut ».
Cet affrontement entre deux modernités (pouvant être considérées comme les deux faces d’une même modernité, l’une « positive », l’autre représentant la face « sombre et cachée ») a engendré une formidable confusion, une profonde déstructuration des valeurs mais aussi des codes, des langages. Cette crise a entraîné une ambivalence dans les manières de définir l’espace public, l’espace vital de la liberté, mais aussi l’espace privé, selon que l’on se réfère aux valeurs de l’une ou l’autre des deux faces.
Tout monument devient un document
A travers les processus de symbolisation, l’homme est parvenu à dépasser sa situation individuelle. Il expérimente l’existence comme tout signifiant. Le monument est le transport d’une signification abstraite dans une forme sensible : d’un ensemble de situations spécifiques, l’homme abstrait des formes signifiantes qui rendent possibles l’existence d’un monde commun. Le monument est support de mémoire, et, surtout, « production de communauté » : « si l’on appelle culture la capacité d’hériter collectivement une expérience individuelle que l’on n’a pas soi-même vécue, le monument, par ceci qu’il attrape le temps dans l’espace et piège le fluide par le dur, est l’habileté suprême du seul mammifère capable de produire une histoire » . Le monument s’oppose au document qui est structuré par les lois du discours spontané et transmet une information non mise en œuvre. Le document est du côté du banal, du reproductible, du mobile, du descriptif : « si le monument a pour mission de maintenir présente une absence, le document a plutôt pour effet d’entraîner l’absence de référent » . Mais cette fonction principale du monument, c’est-à-dire, en tant qu’objet culturel, de symboliser (de « libérer la signification de la situation immédiate », selon Christian Norberg-Schulz ) tend à disparaître avec la modernité. La modernité, parce qu’elle est aussi critique, ne peut s’empêcher d’adopter une attitude de soupçon vis-à-vis de cette fonction du monument. Le monument, qui constituait une sorte de « structuration seconde » du lieu (une concentration et une exaltation des significations, une réserve de significations) redevient un simple document. Il y a perte de la valeur, de la charge symboliques.
Le recours à l’argument de saint Anselme
A ce moment de la réflexion, il semble donc que l’on ne puisse plus concevoir de monument possible. On tombe sur des contradictions logiques entre les termes qui s’excluent : « monumentalité moderne », « ériger un monument moderne », etc…
On pourrait retourner la situation comme saint Anselme l’avait fait : « il y a un être tel qu’on ne puisse en percevoir de plus grand et donc il ne peut pas n’exister que dans l’intelligence, il existe donc indubitablement » . De cette fameuse articulation ontologique, nous pouvons extraire un renversement extrêmement puissant sur le plan logique : il ne fonde pas une utopie (du style « la modernité finira bien par venir »), mais il fonde l’existence réelle par ce « saut » que c’est justement parce que la pensée est insuffisante à concevoir « ce qu’on cherche » que « ce qu’on cherche » existe hors de la pensée. Cet autre monument que nous concevons ne peut qu’exister que dans notre esprit. Il existe bel et bien. Peut-être que nous ne le voyons pas clairement, encore.
Nous ne voyons pas clairement, tout simplement parce que nous ne sommes pas vraiment dans un espace public correspondant au monde humain commun, correspondant aux « valeurs pures » de la modernité : effectivement, la « révolution » n’est pas achevée…
Et vouloir fonder (maintenir, défendre) un monde humain commun ne peut se faire que conformément aux valeurs modernes, donc :
Ce ne sera pas en fondant un nouveau totalitarisme, amenant avec lui une représentation monumentale du corps social ;
Ce sera en respectant la discussion, le politique, la démocratie, au plus près du sens étymologique du mot « public » ;
Ce ne pourra être que suivant un cheminement critique, qui ne se contente pas de décomposer à l’infini, de détruire pour détruire.L’étude du bâtiment de Franck O. Gehry nous fait entrevoir une définition du monument qui se distingue de celle du document parce qu’il agit comme une réserve de significations et assume donc pleinement sa fonction symbolique. C’est un monument qui ne traduit pas une vision idéalisée de la réalité, mais donne à voir ce « sujet brisé » , disséminé, propre à la crise de la modernité et par là, agit contre toute tentation monumentale. Les expériences de TTrioreau semblent se rapprocher du document, dans la mesure où le dispositif, le monument éphémère agissent d’abord comme des médias, devenus les nouveaux véhicules des valeurs modernes. Dans ce cas, on pourrait presque dire que le média a remplacé le public.
Et si, finalement, reprenant l’argument de Saint Anselme, l’espace public n’était-il pas lui-même un monument ? C’était bien le cas chez les Grecs, avec l’espace de l’agora, incarnant la défense du domaine public, de la liberté, du politique, fier de sa distinction radicale avec le domaine privé. C’était un espace qui ne se réduisait pas à sa localisation physique, mais plutôt un espace du paraître au sens le plus large, au sens de ce moment où j’apparais aux autres comme les autres m’apparaissent, où la réalité du monde m’est garantie par cette apparition réciproque. Cela est peut-être toujours possible, à condition de savoir quelles valeurs on défend : celles de la première modernité ou celles de la seconde ? A condition de se tenir à l’écart des excès inhérents aux deux « faces » de la modernité : vision abstraite et « idéologique » de l’humanité, opérant un retour au monumental, au colossal comme négation du réel ; fascination pour les phénomènes de dérégulation, d’envahissement du « shopping », de la technique, discours du « tout se vaut » opérant une fuite en avant vers la désorganisation, la destruction complètes…
Alice Laguarda