writings
2004 : Erational à l’ère de sa reproductibilité technique, Bulletin 28, p.34-36, La Chambre Blanche, Centre de diffusion, de production et de documentation en art actuel, Québec / http://www.chambreblanche.qc.ca
Erational à l’ère de sa reproductibilité technique
Texte théorique sur le travail d’Emmanuel Lamotte en résidence de production Internet du 29 avril au 30 juin 2002 à La Chambre Blanche, centre de diffusion, de production et de documentation en art actuel, 185, rue Christophe-Colomb Est, Québec QC G1K 3S6 / http://www.chambreblanche.qc.ca / http://www.erational.org
« Le sujet principal de l’œuvre devient peu à peu sa prédisposition à exister en tant qu’objet de médiation : c’est-à-dire en tant que module de relation à l’autre, et à disparaître en tant que postulat formel . ».
Dans l'effervescence d'une société digitale hyper-médiatisée se pose le problème de la connaissance et de l'investissement créatif des nouveaux médias qui accompagnent les processus de mutation de la société. Le développement d'une critique des technologies s'impose comme un des enjeux essentiels des pensées et attitudes contemporaines, enjeux qui apparaissent comme autant de croisements, circulations, contaminations, hybridations des contenus : la création se mélange et se régénère dans un flux ininterrompu.
A l’intérieur de cette vision nomade, multiple et hétérogène s'inscrivent les divers événements et productions d’erational.
Ses expressions artistiques polysémiques nous invitent au dialogue au cœur d'une dialectique dont le trait d'union est re-dynamisé par les nouveaux moyens de communication et de création. Engagé dans divers questionnements sur les identités sociales et culturelles qui accompagnent la déterritorialisation croissante des différents paramètres de notre modernité, erational « surfe », avec passion, sur le flot de ces échanges en devenir permanent. Sa démarche prospective, ouverte et résolument transversale ne peut se concevoir qu'entre réseaux « réels » et « virtuels », échanges et dialogues agencés en sous-répertoires et « plateaux ». Elle n'est pas un domaine délimité, mais un équilibre momentané et précaire qui ressemble à une déchirure, à cet instant où la fragilité s'expose, où les tensions et les contradictions se révèlent. Comme les pensées et les créations qu'elle croise et propose aux publics, elle est une médiation qui communique des sensibilités, des imaginaires, des interrogations. La pensée d’erational refuse de se figer, d'aboutir, de se constituer en une totalité close. Essentiellement critique, cette pensée préfère le morcellement, le fragment, invitant la réflexion à se poursuivre, à s'inventer un parcours.
C’est dans cette optique que nous entendons développer ce texte, dans une posture de spect-acteur , autour, non pas des différentes productions hétérogènes d’erational visibles et utilisables sur son site Internet (comme Betacity, Jargon, Jpg2swf, Leib, Mies4all, RssViewer, Smaster, TraceYou, …), mais sur une enveloppe fédératrice bien particulière : le projet WikLink, mis en place lors de sa résidence de production à la Chambre Blanche au Québec du 29 avril au 30 juin 2002..
WikLink : l’esthétique des interférences.
WikLink se considère comme un lieu de recherche, d’échanges et de dialogues sur Internet, une construction d’un objet culturel commun. Cette interface se réalise dans une fixation de données, en l’occurrence la mise à disposition d’adresses de sites Internet, dans un répertoire commun.
L’ « interactivité », que WikLink propose, permet au spectateur (-acteur) de participer (avec son auteur) à son élaboration et d’en faire un système ouvert « auto-géré » et « auto-modéré ». Sa forme, dans son organisation inter-dépendante, en accueillant des formes parfois antagonistes mais nécessairement complémentaires, est le fruit d’une réflexion s’opposant aux politiques de sectorisation des pratiques, des savoirs et des relations inter-subjectives.
Dans cet univers inter-donné, inter-construit et inter-proposé, qui détermine des comportements, des attitudes et qui impose ou défait des liens, WikLink s’élabore comme une plate-forme d’échanges et de connexions dont l’étendue est l’intersection de trois notions coopératives : discussion, collaboration et fédération . Celles-ci désignent, premièrement, la singularité, l’autonomie, le corps subjectif, individuel ou inscrit dans une collectivité à l’intérieur du réseau Internet, ses relations avec ces contextes (la proximité, la distance, la prospective, …) et se rapportent, deuxièmement, à la mobilité liée à l’échange : le décentrement, les changements de perspectives, le déséquilibre et l’ouverture, mouvement dans tous les sens du terme comme condition même d’une pluralité. Dans cette quête de pluriel, WikLink tente de repérer, de relayer et de provoquer des prises de positions ou des actions dont le dénominateur commun est l’archivage d’un parcours au travers d’Internet et de son architecture.
Le développement de ce projet a pour champs d’expérimentation la création, en premier lieu, mais aussi d’autres domaines comme la politique, la libre économie (projet GNU General Public License, GPL par exemple), la sphère sociale, les technologies, dans un souci de fluidité, de circulation, de confrontation et de prospective. Le contenu de WikLink, inscrit à l’intérieur de différents sites Internet comme celui de La Chambre Blanche, qu’il s’agisse de productions artistiques, d’approches théoriques ou de processus réflexifs, est porté vers toute tentative de considérer la singularité dans sa dynamique centrifuge et créatrice : errances, actions micro-politiques, expériences d’auto-organisations, productions parallèles, irruptions de la subjectivité collective contre la subjectivité imposée par les médias, formations de poches de qualité en réaction à l’uniformisation (à l’hégémonie du quantifiable). Dans sa forme, WikLink est élastique et évolutif et a pour base une structure mobile et exponentielle. Ce support rassemble art, codes, créations graphiques, jeux, magazines, outils informatiques, ressources, textes, typographies et d’autres liens vers des structures aux préoccupations proches.
Au-delà de sa présence dans cet espace ouvert et « virtuel » , WikLink stimule également des projets dans la « Cité », sous la forme de collaborations avec des artistes , acteurs ou théoriciens de différentes disciplines notamment en répondant à l’invitation d’autres structures . Dans une esthétique par défaut , l’ergonomie de l’interface articule l’interactivité entre le navigateur et l’environnement des situations et des actions, des objets et des événements, une unité entre des modules d’informations multi-sensorielles. Le dialogue fait de l'interférence le régulateur de l'émotion esthétique.
WikLink : croisements de flux.
On pourrait dire de WikLink, en reprenant l’analyse de Gilles Deleuze sur l’agencement, qu’il est ce qui nous permet d’agencer et d’enrichir notre rapport à la multiplicité. L’agencement est une relation entre des flux et des multiplicités et permet à l’homme d’être toujours en liaison, en devenir : « Qu’est ce qu’un agencement ? C’est une multiplicité qui comporte beaucoup de termes hétérogènes et qui établit des liaisons, des relations entre eux. C’est de manière indissoluble qu’un agencement est à la fois agencement machinique d’effectuation et agencement collectif d’énonciation. ». Ainsi d’un point de vue philosophique, WikLink est un autre terme pour nommer cette nécessaire articulation, croisement entre théorie et pratique.
Le basculement de l’esthétique du côté du projet, de la procédure et du processus permet d’inscrire des systèmes dynamiques non-linéaires, faisant émerger, dans ses principes d’évolution à l’intérieur de ses répertoires, des formes esthétiques auxquelles sont associées des aspects hétérogènes formant un flux indifférencié : une production dont seul l’usage fabrique des singularités et génère des « objets » originaux, « agencement » comme une multiplicité qui établit des liaisons, des relations entre eux.
Il ne s’agit donc pas seulement d’une nouvelle forme mais d’un milieu qui draine avec lui l’ensemble des activités esthétiques qui le concerne et ce, dans un espace relationnel entièrement inédit.
WikLink se positionne clairement comme une forme organique, fragmentaire, multicouche et dense, de productions dont la nature même permet de constituer la communication comme un ensemble de procédures donnant lieu à la constitution d’acteurs plutôt qu’à la constitution identitaire de sujets .
La syntaxe progressive de WikLink.
L’articulation entre les différentes informations dans WikLink comporte un aspect syntaxique et pragmatique. Les structures de l’articulation (les opérations de déplacement) génèrent une syntaxe progressive. Les relations significatives générées par cette progression relèvent de la sémiotique : ceci conduit à cela et conséquemment produit du sens entre les deux. L’articulation de ce projet fait apparaître la complexité caractéristique de l’information et de sa signification. L’œuvre tend à adopter la forme d’un processus. Cette interactivité permet au spectateur de participer à son élaboration et d’en faire ainsi un système ouvert, de tester ses propriétés, de proposer des procédures de communication, de développer des langages et des protocoles de communication et l’aménager en espace d’échange, en espace vivable dans la perspective de développer des possibilités plastiques et intellectuelles. L’agencement de WikLink se compose comme une conversation construite en liens, en rapports et en connexions produisant des confrontations et des intensifications allant au-delà de la simple idée de l’échange indexé d’informations.
Cette « déviation » d’éléments importés d’un environnement vers un autre grâce aux liens, conceptualisant WikLink, se présente comme le principe d’une nouvelle réalité (dans l’idée du mixage ). Elle joue avec les déplacements, les combinaisons ou les assemblages de registres et de régimes représentatifs différents, dans une variations de sens.
Au travers du projet WikLink, erational vise à exprimer et à appliquer le fait que nous sommes situés au centre d’un processus global d’information et que son fonctionnement complexe place l’individu dans une position inédite : il se voit contraint de découvrir, d’inventer et d’ouvrir de nouvelles formes de régulation entre différents « écosystèmes ». Le but d’erational n’est certes pas de produire des significations au premier niveau, mais bien de nous faire prendre conscience comment la pratique généralisée de la communication inter-réagit, finalement, sur l’ensemble de notre système, ouvrant ainsi de nouvelles voies théoriques et esthétiques.
Hervé Trioreau, La Chambre Blanche, bulletin #28, 2003
Notes
c.f. Walter Benjamin, l’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique, Oeuvres III, Folio essais, Gallimard, Paris, 2000.
Eric Mangion, L’effet bande-annonce in Ecosystèmes du monde de l’art, hors série Artpress n° 22, p.34, 2001.
spectateur_acteur.
http://www.erational.org
La Chambre Blanchecentre de diffusion, de production et de documentation en art actuel
185, rue Christophe-Colomb Est
Québec QC G1K 3S6
téléphone (418) 529 2715
télécopie (418) 529 0048
http://www.chambreblanche.qc.ca
info@chambreblanche.qc.cac.f. Nicolas Bourriaud, L’esthétique relationnelle.
WikLink est une réflexion sur la représentation de cet échange. Ce projet s’affirme comme une « esthétique par défaut » (c.f. http://www.teleferique.org/stations/Cliquet/Default/index.html). La machine standardise la présentation : la donnée informationnelle est désincarnée par sa représentation technique élémentaire. Et si nous parlons d’un auteur, c’est bien la « machine » qui est visée et qui supervise. D’ailleurs WikLink appartient maintenant à plusieurs personnes : la licence permet à tout le monde de copier les codes sources de la manière dont ils l’entendent (commentaire d’erational).
WikLink est un projet « open source » comme tant d’autres. Sa finalité première est très humble : être fonctionnel et utile. Mais en plus de la simplicité de WikLink, la fonctionnalité de cet outil est porteuse d’une éthique : partager des informations et devenir un médium de transmissions d’informations par l’intermédiaire de relations inter-individuelles. WikLink est un outil qui augmente et ouvre le champ de possibilités (commentaire d’erational).
par exemple le collectif Téléférique : ce projet est né d’une constatation évidente : la notion d’exposition se trouve reconfigurée par les expériences récentes des œuvres sur Internet qui introduisent des modes de présentation différents de l’accrochage. Ainsi certains artistes produisent des programmes informatiques qui fonctionnent tant comme des outils que des œuvres : les matrices dont l’utilisation en direct devient un mode de visibilité. Ce type d’œuvres numériques nécessite d’être manipulé, configuré pour une machine pour être montré. Ils appellent « Demo » plutôt qu’ « Expo » leurs présentation. En parallèle au « home studio » où chacun travaille chez soi sur son ordinateur, la « Demo » fonctionne comme un lieu de rendez-vous, un échange entre les artistes du collectif, le public et les espaces d’accueil. « Demo » est un site Internet de téléchargement initié en Mars 1999. Il fonctionne comme un bureau collectif en réseau « on line ».
voir la programmation Urbascope, octobre – novembre - décembre 2002, http://www.bandits-mages.com et le site du Collège Invisible, http://www.college-invisible.org
c.f. http://www.teleferique.org
WikLink est un processus visible. Le code de ce programme supporte cette condition : par exemple, la conception récursive des répertoires nous affranchit de toutes notions de linéarité (commentaire d’erational).
le mixage suppose une notion d’unité. WikLink est plutôt un palimpseste : nous ajoutons des couches dans une volonté de collaboration « compétitive » (commentaire d’erational).
Dans une posture de non-savoir, ce texte n’aurait pu voir le jour sans les échanges et dialogues avec Emmanuel Lamotte, les rencontres électroniques et radiophoniques avec Christian Ruby, les discussions avec Damien Sausset, les textes d’Eric Mangion, les notes de Christophe Kihm, les « théories relationnelles » de Nicolas Bourriaud et tant d’autres éléments qui construisent nos pensées et coordonnent nos actions
erational aka Emmanuel Lamotte, architecte, vit et travaille à Marseille, France
Hervé Trioreau est artiste, représenté par la Galerie Le Sous-sol, Paris, France. Il vit et travaille en France. Ses propositions s’inscrivent dans une réflexion liée à la nature du réseau urbain. Ses installations agissent sur la structure même de l’espace construit. Elles mettent en place des déplacements qui en perturbent notre perception et désignent de façon politique le caractère normatif de l’architecture. Son travail intervient dans les intervalles urbains. Il établit des jonctions dans les rapports intériorité / extériorité. Prenant en compte les enjeux liés à l’urbanisme, et ne visant pas à la seule représentation, il crée nécessairement « in situ » et principalement hors des lieux d’exposition